Femslash February - Jour 21
Feb. 21st, 2023 08:10 am![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Renée Vivien, une poétesse lesbienne que j'aime beaucoup, est dans le domaine public, et ses poèmes, pour la plus grande partie, peuvent être trouvés sur wikisource
Vous savez ce qui n'y est pas ? Ses contes inspirés par des contes chinois ou japonais. Il est donc temps de faire une partie de mon travail de transcription.
(Ils ne sont pas tous f/f, loin de là, mais j'ai choisi un qui l'était)
(Ils sont, à de rares exceptions près, tous tristes)
(Ils sont aussi un peu stéréotypés parfois, si vous avez du mal avec l'orientalisme vintage qui est passionné et positif sur les autres cultures mais finit par être du racisme vintage bien intentionné, ne lisez pas)
(Aussi la transcription du japonais est datée)
Nadeshiko, triste comme le soir qui tombait, relisait un rouleau dont les caractères étaient délicatement tracés au pinceau sur une feuille de soie. Les ténèbres entraient par les fenêtres. Nadeshiko respirait sans trouble l'odeur frêle des glycines. Ses rêves allaient avec une désolée tendresse vers son Amie préférée, Tsouyou-no-inochi. Elle se repentait d'avoir fait souffrir la créature qu'elle aimait. Et elle entrevoyait obscurément, dans sa petite âme japonaise, cette vérité cruelle : que toujours nous faisons souffrir l'être qui nous est cher.
Consciemment ou inconsciemment, nous sommes les tortionnaires de l'être aimé. Nadeshiko devinait d'autres vérités tout aussi douloureuses que celle-là. Mélancolique, elle écoutait les souffles de soir à travers les bambous.
« Tsouyou-no-inochi est triste par ma faute », réfléchit-elle. « Et pourtant je l'aime d'un amour passionné. »
Elle relut le poème que son amie, après l'avoir composé pour elle, avait tracé au pinceau.
Je suis triste de t'aimer,
Et le chant du coucou
Me fait verser des larmes.
Je suis triste
De voir les camélias
Se balancer dans le vent.
Je suis triste
De voir les bambous
Fleuris de lucioles,
Et mon existence ressemble
Au songe obscur d'une longue nuit.
Je suis si triste
Que je voudrais reposer
Sous l'ombre des herbes.
Les yeux obliques de Nadeshiko s'embrumèrent...
« Je fais souffrir celle que j'aime », pensa-t-elle, « et moi-même je ne suis point heureuse. »
Elle évoqua toute l'ardente histoire. Hina, menue et puérile comme son nom gracieux, dominait seule dans l'âme de Nadeshiko, lorsque celle-ci entra dans le temple de Kwannôn. Elle venait implorer Celle dont le regard plane au-dessus du son des prières.
Tsouyou-no-inochi était agenouillée, pieuse et rêvant. C'était une fleur de félicité, un chant d'eau et de coucou. Elle était splendide autant que la Kwannôn dorée.
Songeuse, Nadeshiko la considéra. Lorsqu'elles sortirent du temple, les yeux des deux jeunes filles se croisèrent. Et comme obéissant à un ordre intime, l'inconnue tendit à Nadeshiko les chrysanthèmes qu'elle apportait à l'autel de Kwannôn.
Tous les jours, Nadeshiko retournait au temple de Kwannôn afin de contempler la jeune fervente. Un matin, elle fut suavement émue de recevoir nue jonchée de chrysanthèmes fauves. Quelques paroles étaient tracées au pinceau sur le mince papier de riz qui enveloppait l'envoi :
« Oureshiki ma wa wazouka mité, nata
Kanashimi to henzourou ; oumarérou mono
Wa kanarazou shizou »
« Les songes du printemps sont brefs,
« La douleur porte le masque de la joie,
« Et tout ce qui fleurit doit périr. »
Nadeshiko sentit à travers ces paroles une vaste tristesse. Elle aima l'inconnue pour sa mélancolie.
... Et, dès cette heure, se leva dans leurs deux âmes l'aube de la tendresse. Mais une angoisse oppressait Nadeshiko... Sa nouvelle amie implorait, exigeait presque, la rupture avec Hina, menue et puérile autant que son nom gracieux.
... Comment trouver la force de faire souffrir Hina, ce petit être trop délicat et trop frêle ? Hina demandait d'elle si peu de choses, - une aumône de rares caresses, la plus humble place dans son ombre. Comment lui retirer ce pauvre bonheur et la plonger dans la nuit d'une complète absence ?
Nadeshiko était indécise. Elle avait, comme toutes les âmes tendres, le culte du passé. L'amour d'autrefois lui était cher d'être lointain... Et pourtant ne fallait-il point venir vers Tsouyou-no-inochi, le coeur pur de toute autre image que la sienne ?
... Sa méditation se suspendit. Une petite main écarta la cloison, et Hina apparut, menue et puérile.
« Nadeshiko », dit-elle, - et une douleur rendait sa voix plus harmonieuse, - « je suis venue te dire un long adieu. Tu ne m'aimes plus... Tu aimes celle qui t'envoya les chrysanthèmes. De quel air de regret tu les vis s'effeuiller tous !... Et moi, je suis pour toi plus vaine et plus oubliée que les lucioles dont la lumière s'est éteinte... Adieu, toi qui me fus aussi douce que le sourire de Kwannôn lui-même ! »
Et, dans l'envol de son kimono bleu où pâlissait, brodé féériquement, un clair de lune sur la neige, Hina disparut...
L'ancien amour élevait en Nadeshiko sa plainte tenace. Le passé lui fit oublier le présent. Elle se vêtit, en signe de deuil, de blanc funêbre. Pendant de longues nuits, elle pleura en écoutant le chant mélancolique de la cigale.
Triste jusqu'à la mort de la tristesse de sa compagne, Tsouyou-no-inochi alla consulter le magicien Kousa-Hibari... Car ce magicien était célèbre dans tout le Japon pour sa connaissance des choses présentes et à venir.
Tsouyou-no-inochi entra, non sans appréhension, dans la demeure de Kousa-Hibari.
C'était une demeure presque royale. Sur les écrans, s'argentaient des pagodes et des lacs irréels. Des ornements de jade rose jetaient leurs lueurs d'aurore. Toutes les splendeurs de l'art ébloussaient les yeux. Elles traduisaient noblement la patience d'un infini labeur, la force et la foi d'un infini amour...
... Et, parmi ces magnificences, était accroupi un homme vêtu de haillons misérables. Il vivait pauvre au milieu de tout ce faste... Il semblait le vivant reproche de toute cette précieuse beauté.
« Pourquoi vis-tu si misérablement au milieu de tes richesses ? » interrogea la jeune fille, étaonnée et curieuse.
« Je connais de la sorte les joies des riches tout en gardant les vertus des pauvres », répondit le magicien. « Ainsi je suis à la fois vénéré par les hommes et chéri par les Dieux. »
Lorsque Tsouyou-no-inochi eut dévoilé au magicien la cause de ses souffrances, le magicien sourit avec une indulgence triste.
« Ni la félicité ni la douleur ne sauraient être durables », dit-il. « Seuls, l'ennui et la paix ne changent point. Ni la paix ni l'ennui ne périssent sous leurs rides immuables. Leur vieillesse est immortelle. Mais la joie dure plus longtemps que la douleur. De toutes les choses éphémères, la douleur est la plus fuyante et la plus brève. Elle entre dans l'oubli comme le fleuve dans la mer. »
Il s'arrêta avant de répéter très lentement : « Comme le fleuve dans la mer... »
Il reprit : « La mer est le grand symbole. Elle est le commencement et la fin du monde. Elle est l'infini où se perdent les douleurs. Elle est la vie et la mort. Elle recèle en ses profondeurs des paysages plus beaux que les paysanges terrestres. Ses horizons sont l'illimité. Elle possède des abîmes et des étoiles. La mer est le commencement et la fin du monde. Étant incertaine et changeante, elle est éternelle. »
Tsouyou-no-inochi ne comprit point ces paroles. Et, parce qu'elle ne les comprenait point, elle les dédaigna.
Elle rentra dans la fragile demeure d'écrans et de cloisons de papier... Nadeshiko dormait, étendue sur des coussins. Elle dormait... Deux larmes filtraient, lentes, à travers ses paupières dorées, coulaient le long de ses joues.
Tsouyou-no-inochi la contempla, si proche et si lointaine, si mystérieuse surtout ! Tsouyou-no-inochi songea gravement à l'énigme du sommeil, aussi incompréhensible, aussi fatale que l'énigme de la mort. Elle savait que celles qui dorment laissent voyager leur âme en d'étranges régions. Elle savait que, pendant leur absence du corps, les âmes des dormeuses peuvent rencontrer des pensées mauvaises, qui leur deviennent néfastes et parfois mortelles. Et Tsouyou-no-inochi tremblait en songeant à tous les périls qui guettent l'âme vagabonde d'une dormeuse.
... Nadeshiko se réveilla, belle sous les larmes, comme un chrysanthème sous la rosée. Et Nadeshiko dit à son amie :
« Si tu m'aimais, Tsouyou-no-inochi, tu me suivrais, afin de chercher avec moi la trace de la fugitive disparue. Je t'aime, mais je ne puis oublier qu'autrefois j'ai aimé Hina. J'ai aimé Hina, la petite poupée, pour sa fragilité et douceur plaintive. Et je m'attriste de la savoir errante et affligée. Jusque dans ma joie, je m'attriste pour la petite disparue. Car on n'abolit jamais ce qu'on aima. On garde toujours, en les ténèbres du coeur, le souvenir de ce qui fut jadis la poignante joie et la douleur suave. Les souvenirs sont les seuls Dieux qu'on ne brisa jamais. »
Elle s'arrêta, les yeux dans les yeux de Tsouyou-no-inochi.
« Je ne sais point oublier, chère entre toutes. Je ne sais point l'art cruel de devenie étrangère et hostile à mon passé. Il coule obscurément dans le flot de mes veines. Il dort au fond de mes sommeils. Il ressuscite avec mes aubes. Je le chéris de s'être fait impalpable comme l'avenir. Je ne sais point oublier, dans les joies du présent, les angoisses de jadis. »
Tsouyou-no-inochi se pencha, douloureuse, sur l'âme douloureuse de son amie. Et toutes deux partirent à la recherche de l'errante, de la disparue, Hina.
Elles traversèrent en vain des forêts, des montagnes et des torrents dont la brume et les arcs-en-ciel les émerveillèrent par leur immatérielle beauté.
Vainement, elles traversèrent les cités et les villages. Nadeshiko s'assit enfin sous un bambou et pleura.
Tsouyou-no-inochi se rappela les paroles étranges du magicien. Elle dit à Nadeshiko : « Allons jusqu'aux rivages de la mer. »
Toutes deux allèrent vers les rivages d'Ejima. La lune blanchissait la grève. Et les flots nocturnes étaient aussi radieux que le ciel ivre d'étoiles. La nuit reposait, à la fois voluptueuse et sereine. Elle se recueillait dans la force calme de la félicité.
Les coquillages brillaient féériquement sous la lune. Leur nacre apparaissait d'un irisement plus fluide. Ils semblaient plus rares et plus délicats. Les tchidori ne tourbillonnaient plus. La mer était amoureuse du silence.
... Soudain Nadeshiko jeta un cri d'extase et de stupeur. Car, mêlée aux courants et aux remous, Hina ondoyait au gré des brises changeantes, algue parmi les algues, flot mouvant parmi les flots...
Nadeshiko mit, dans son appel à l'Amie des heures passées, tout le regret et tout le souvenir de son âme tenace... Et Hina, obéissant à cette impérieuse évocation de ce qui fut, se laissa entraîner par la marée vers sa compagne d'autrefois...
Celle qui fut Hina, la petite poupée, ondoyait, algue parmi les algues... Elle répondit ainsi à l'étonnement de Nadeshiko :
« Benten m'a souri, Benten, la Déesse de la mer, en qui les hommes adorent la beauté et la musique, Benten, la souveraine des serpents et des dragons. Voyant ma détresse, elle me sourit. Car, étant l'amour, elle est pitoyable autant que perfide.
« Benten, qui daigna abaisser jusqu'à moi ses regards, eut pitié de mon humaine douleur. Elle m'accorda la grâce d'une autre existence sous un aspent nouveau. Et, m'unissant à elle-même, elle fit de moi un remous de la mer, une onde parmi les ondes. Mon corps fluide est pareil à la substance fugitice de l'eau : c'est pourquoi elle me nomma Konami. »
Aux clartés de la lune indécise, Nadeshiko vit s'évanouir son Passé, frisson de vague dans les lueurs d'étoiles...
Les deux Amies, Tsouyou-no-inochi et Nadeshiko, étant, comme la plupart des mortels, inhabiles à séparer le songe de la réalité, crurent que grâce à Benten compatissante, Hina était devenue une vague parmi les vagues de la mer... Elles crurent que Benten, la Déesse propice aux amours, l'avait unie à elle-même, au profond des flots.
Et dans l'immense ignorance où nous tâtonnons tous avec une égale incertitude, qui donc oserait affirmer que les deux Amies perçurent la vérité nette ou qu'elles furent les dupes d'une chimère ?
Vous savez ce qui n'y est pas ? Ses contes inspirés par des contes chinois ou japonais. Il est donc temps de faire une partie de mon travail de transcription.
(Ils ne sont pas tous f/f, loin de là, mais j'ai choisi un qui l'était)
(Ils sont, à de rares exceptions près, tous tristes)
(Ils sont aussi un peu stéréotypés parfois, si vous avez du mal avec l'orientalisme vintage qui est passionné et positif sur les autres cultures mais finit par être du racisme vintage bien intentionné, ne lisez pas)
(Aussi la transcription du japonais est datée)
Nadeshiko, triste comme le soir qui tombait, relisait un rouleau dont les caractères étaient délicatement tracés au pinceau sur une feuille de soie. Les ténèbres entraient par les fenêtres. Nadeshiko respirait sans trouble l'odeur frêle des glycines. Ses rêves allaient avec une désolée tendresse vers son Amie préférée, Tsouyou-no-inochi. Elle se repentait d'avoir fait souffrir la créature qu'elle aimait. Et elle entrevoyait obscurément, dans sa petite âme japonaise, cette vérité cruelle : que toujours nous faisons souffrir l'être qui nous est cher.
Consciemment ou inconsciemment, nous sommes les tortionnaires de l'être aimé. Nadeshiko devinait d'autres vérités tout aussi douloureuses que celle-là. Mélancolique, elle écoutait les souffles de soir à travers les bambous.
« Tsouyou-no-inochi est triste par ma faute », réfléchit-elle. « Et pourtant je l'aime d'un amour passionné. »
Elle relut le poème que son amie, après l'avoir composé pour elle, avait tracé au pinceau.
Je suis triste de t'aimer,
Et le chant du coucou
Me fait verser des larmes.
Je suis triste
De voir les camélias
Se balancer dans le vent.
Je suis triste
De voir les bambous
Fleuris de lucioles,
Et mon existence ressemble
Au songe obscur d'une longue nuit.
Je suis si triste
Que je voudrais reposer
Sous l'ombre des herbes.
Les yeux obliques de Nadeshiko s'embrumèrent...
« Je fais souffrir celle que j'aime », pensa-t-elle, « et moi-même je ne suis point heureuse. »
Elle évoqua toute l'ardente histoire. Hina, menue et puérile comme son nom gracieux, dominait seule dans l'âme de Nadeshiko, lorsque celle-ci entra dans le temple de Kwannôn. Elle venait implorer Celle dont le regard plane au-dessus du son des prières.
Tsouyou-no-inochi était agenouillée, pieuse et rêvant. C'était une fleur de félicité, un chant d'eau et de coucou. Elle était splendide autant que la Kwannôn dorée.
Songeuse, Nadeshiko la considéra. Lorsqu'elles sortirent du temple, les yeux des deux jeunes filles se croisèrent. Et comme obéissant à un ordre intime, l'inconnue tendit à Nadeshiko les chrysanthèmes qu'elle apportait à l'autel de Kwannôn.
Tous les jours, Nadeshiko retournait au temple de Kwannôn afin de contempler la jeune fervente. Un matin, elle fut suavement émue de recevoir nue jonchée de chrysanthèmes fauves. Quelques paroles étaient tracées au pinceau sur le mince papier de riz qui enveloppait l'envoi :
« Oureshiki ma wa wazouka mité, nata
Kanashimi to henzourou ; oumarérou mono
Wa kanarazou shizou »
« Les songes du printemps sont brefs,
« La douleur porte le masque de la joie,
« Et tout ce qui fleurit doit périr. »
Nadeshiko sentit à travers ces paroles une vaste tristesse. Elle aima l'inconnue pour sa mélancolie.
... Et, dès cette heure, se leva dans leurs deux âmes l'aube de la tendresse. Mais une angoisse oppressait Nadeshiko... Sa nouvelle amie implorait, exigeait presque, la rupture avec Hina, menue et puérile autant que son nom gracieux.
... Comment trouver la force de faire souffrir Hina, ce petit être trop délicat et trop frêle ? Hina demandait d'elle si peu de choses, - une aumône de rares caresses, la plus humble place dans son ombre. Comment lui retirer ce pauvre bonheur et la plonger dans la nuit d'une complète absence ?
Nadeshiko était indécise. Elle avait, comme toutes les âmes tendres, le culte du passé. L'amour d'autrefois lui était cher d'être lointain... Et pourtant ne fallait-il point venir vers Tsouyou-no-inochi, le coeur pur de toute autre image que la sienne ?
... Sa méditation se suspendit. Une petite main écarta la cloison, et Hina apparut, menue et puérile.
« Nadeshiko », dit-elle, - et une douleur rendait sa voix plus harmonieuse, - « je suis venue te dire un long adieu. Tu ne m'aimes plus... Tu aimes celle qui t'envoya les chrysanthèmes. De quel air de regret tu les vis s'effeuiller tous !... Et moi, je suis pour toi plus vaine et plus oubliée que les lucioles dont la lumière s'est éteinte... Adieu, toi qui me fus aussi douce que le sourire de Kwannôn lui-même ! »
Et, dans l'envol de son kimono bleu où pâlissait, brodé féériquement, un clair de lune sur la neige, Hina disparut...
L'ancien amour élevait en Nadeshiko sa plainte tenace. Le passé lui fit oublier le présent. Elle se vêtit, en signe de deuil, de blanc funêbre. Pendant de longues nuits, elle pleura en écoutant le chant mélancolique de la cigale.
Triste jusqu'à la mort de la tristesse de sa compagne, Tsouyou-no-inochi alla consulter le magicien Kousa-Hibari... Car ce magicien était célèbre dans tout le Japon pour sa connaissance des choses présentes et à venir.
Tsouyou-no-inochi entra, non sans appréhension, dans la demeure de Kousa-Hibari.
C'était une demeure presque royale. Sur les écrans, s'argentaient des pagodes et des lacs irréels. Des ornements de jade rose jetaient leurs lueurs d'aurore. Toutes les splendeurs de l'art ébloussaient les yeux. Elles traduisaient noblement la patience d'un infini labeur, la force et la foi d'un infini amour...
... Et, parmi ces magnificences, était accroupi un homme vêtu de haillons misérables. Il vivait pauvre au milieu de tout ce faste... Il semblait le vivant reproche de toute cette précieuse beauté.
« Pourquoi vis-tu si misérablement au milieu de tes richesses ? » interrogea la jeune fille, étaonnée et curieuse.
« Je connais de la sorte les joies des riches tout en gardant les vertus des pauvres », répondit le magicien. « Ainsi je suis à la fois vénéré par les hommes et chéri par les Dieux. »
Lorsque Tsouyou-no-inochi eut dévoilé au magicien la cause de ses souffrances, le magicien sourit avec une indulgence triste.
« Ni la félicité ni la douleur ne sauraient être durables », dit-il. « Seuls, l'ennui et la paix ne changent point. Ni la paix ni l'ennui ne périssent sous leurs rides immuables. Leur vieillesse est immortelle. Mais la joie dure plus longtemps que la douleur. De toutes les choses éphémères, la douleur est la plus fuyante et la plus brève. Elle entre dans l'oubli comme le fleuve dans la mer. »
Il s'arrêta avant de répéter très lentement : « Comme le fleuve dans la mer... »
Il reprit : « La mer est le grand symbole. Elle est le commencement et la fin du monde. Elle est l'infini où se perdent les douleurs. Elle est la vie et la mort. Elle recèle en ses profondeurs des paysages plus beaux que les paysanges terrestres. Ses horizons sont l'illimité. Elle possède des abîmes et des étoiles. La mer est le commencement et la fin du monde. Étant incertaine et changeante, elle est éternelle. »
Tsouyou-no-inochi ne comprit point ces paroles. Et, parce qu'elle ne les comprenait point, elle les dédaigna.
Elle rentra dans la fragile demeure d'écrans et de cloisons de papier... Nadeshiko dormait, étendue sur des coussins. Elle dormait... Deux larmes filtraient, lentes, à travers ses paupières dorées, coulaient le long de ses joues.
Tsouyou-no-inochi la contempla, si proche et si lointaine, si mystérieuse surtout ! Tsouyou-no-inochi songea gravement à l'énigme du sommeil, aussi incompréhensible, aussi fatale que l'énigme de la mort. Elle savait que celles qui dorment laissent voyager leur âme en d'étranges régions. Elle savait que, pendant leur absence du corps, les âmes des dormeuses peuvent rencontrer des pensées mauvaises, qui leur deviennent néfastes et parfois mortelles. Et Tsouyou-no-inochi tremblait en songeant à tous les périls qui guettent l'âme vagabonde d'une dormeuse.
... Nadeshiko se réveilla, belle sous les larmes, comme un chrysanthème sous la rosée. Et Nadeshiko dit à son amie :
« Si tu m'aimais, Tsouyou-no-inochi, tu me suivrais, afin de chercher avec moi la trace de la fugitive disparue. Je t'aime, mais je ne puis oublier qu'autrefois j'ai aimé Hina. J'ai aimé Hina, la petite poupée, pour sa fragilité et douceur plaintive. Et je m'attriste de la savoir errante et affligée. Jusque dans ma joie, je m'attriste pour la petite disparue. Car on n'abolit jamais ce qu'on aima. On garde toujours, en les ténèbres du coeur, le souvenir de ce qui fut jadis la poignante joie et la douleur suave. Les souvenirs sont les seuls Dieux qu'on ne brisa jamais. »
Elle s'arrêta, les yeux dans les yeux de Tsouyou-no-inochi.
« Je ne sais point oublier, chère entre toutes. Je ne sais point l'art cruel de devenie étrangère et hostile à mon passé. Il coule obscurément dans le flot de mes veines. Il dort au fond de mes sommeils. Il ressuscite avec mes aubes. Je le chéris de s'être fait impalpable comme l'avenir. Je ne sais point oublier, dans les joies du présent, les angoisses de jadis. »
Tsouyou-no-inochi se pencha, douloureuse, sur l'âme douloureuse de son amie. Et toutes deux partirent à la recherche de l'errante, de la disparue, Hina.
Elles traversèrent en vain des forêts, des montagnes et des torrents dont la brume et les arcs-en-ciel les émerveillèrent par leur immatérielle beauté.
Vainement, elles traversèrent les cités et les villages. Nadeshiko s'assit enfin sous un bambou et pleura.
Tsouyou-no-inochi se rappela les paroles étranges du magicien. Elle dit à Nadeshiko : « Allons jusqu'aux rivages de la mer. »
Toutes deux allèrent vers les rivages d'Ejima. La lune blanchissait la grève. Et les flots nocturnes étaient aussi radieux que le ciel ivre d'étoiles. La nuit reposait, à la fois voluptueuse et sereine. Elle se recueillait dans la force calme de la félicité.
Les coquillages brillaient féériquement sous la lune. Leur nacre apparaissait d'un irisement plus fluide. Ils semblaient plus rares et plus délicats. Les tchidori ne tourbillonnaient plus. La mer était amoureuse du silence.
... Soudain Nadeshiko jeta un cri d'extase et de stupeur. Car, mêlée aux courants et aux remous, Hina ondoyait au gré des brises changeantes, algue parmi les algues, flot mouvant parmi les flots...
Nadeshiko mit, dans son appel à l'Amie des heures passées, tout le regret et tout le souvenir de son âme tenace... Et Hina, obéissant à cette impérieuse évocation de ce qui fut, se laissa entraîner par la marée vers sa compagne d'autrefois...
Celle qui fut Hina, la petite poupée, ondoyait, algue parmi les algues... Elle répondit ainsi à l'étonnement de Nadeshiko :
« Benten m'a souri, Benten, la Déesse de la mer, en qui les hommes adorent la beauté et la musique, Benten, la souveraine des serpents et des dragons. Voyant ma détresse, elle me sourit. Car, étant l'amour, elle est pitoyable autant que perfide.
« Benten, qui daigna abaisser jusqu'à moi ses regards, eut pitié de mon humaine douleur. Elle m'accorda la grâce d'une autre existence sous un aspent nouveau. Et, m'unissant à elle-même, elle fit de moi un remous de la mer, une onde parmi les ondes. Mon corps fluide est pareil à la substance fugitice de l'eau : c'est pourquoi elle me nomma Konami. »
Aux clartés de la lune indécise, Nadeshiko vit s'évanouir son Passé, frisson de vague dans les lueurs d'étoiles...
Les deux Amies, Tsouyou-no-inochi et Nadeshiko, étant, comme la plupart des mortels, inhabiles à séparer le songe de la réalité, crurent que grâce à Benten compatissante, Hina était devenue une vague parmi les vagues de la mer... Elles crurent que Benten, la Déesse propice aux amours, l'avait unie à elle-même, au profond des flots.
Et dans l'immense ignorance où nous tâtonnons tous avec une égale incertitude, qui donc oserait affirmer que les deux Amies perçurent la vérité nette ou qu'elles furent les dupes d'une chimère ?